Le musée face à son avenir : se réinventer ou disparaître

Le musée face à son avenir : se réinventer ou disparaître

Face à un monde en constante mutation, l’institution muséale est à la croisée des chemins. Pour l’historien de l’art espagnol Manuel Borja-Villel, directeur du prestigieux Musée Reina Sofía de 2008 à 2023, le constat est sans appel : « Si le musée ne se transforme pas, il devient non pertinent ». Cette vision d’un renouveau culturel, il l’a partagée lors d’une rencontre au Centre Culturel d’Espagne à Buenos Aires, où il a présenté son projet novateur développé en Catalogne.

Repenser le musée : de la visite à l’habitation

La carrière de Manuel Borja-Villel, débutée en 1990 à la tête de la Fondation Antoni Tàpies à Barcelone, puis au Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA), a été marquée par la promotion d’artistes majeurs comme Louise Bourgeois ou Lygia Clark. Aujourd’hui conseiller muséal pour la Generalitat de Catalogne, il pilote le projet « Habiter le musée », une réflexion née durant la pandémie. « À cette époque, tous les musées étaient fermés, la surproduction d’événements s’était arrêtée. Nous nous sommes alors demandé : et si, au lieu de visiter un musée, on pouvait l’habiter ? », explique-t-il.

Pour lui, la distinction est fondamentale. « Visiter, c’est cocher les cases d’une liste, confirmer des récits préétablis. C’est répéter l’histoire unique que les musées ont l’habitude de raconter », soutient Borja-Villel. L’habiter, au contraire, relève d’une appropriation active et collective. « Habiter, c’est faire sien le musée et son histoire. Cela passe par l’oralité, non pas comme une simple transmission verbale, mais comme une possibilité de resignifier. Quand je vous raconte l’histoire de notre pays, vous vous l’appropriez. Quand vous la racontez à votre tour, elle se transforme à nouveau, et c’est ainsi que se crée un savoir collectif. » Cette approche exige un public engagé, qui n’est plus un simple consommateur passif, mais un acteur qui questionne la tradition, y compris la notion de collection. « Les collections publiques, tout comme les privées, reposent sur l’idée de propriété. Mais même publiques, elles finissent par dissimuler la grande majorité de leurs trésors : 95 % des œuvres stockées ne sont jamais montrées. »

Vienne ressuscite Michaelina Wautier, une maître oubliée

Cette vision d’un musée vivant, qui interroge les récits établis, trouve une résonance spectaculaire à Vienne. Le Musée d’Histoire de l’Art (KHM) y consacre, pour la toute première fois, une exposition exclusive à une peintre baroque, Michaelina Wautier (1614-1689). Longtemps oubliée, son œuvre fut souvent attribuée à des confrères masculins. Aujourd’hui, elle est placée au même rang que des maîtres incontestés comme Rubens. « Michaelina Wautier est l’une des redécouvertes les plus significatives de l’histoire de l’art. Le KHM montre ce qui, durant des siècles, a été ignoré ou attribué à d’autres », a déclaré Jonathan Fine, le directeur du musée.

Visible jusqu’en février 2026, l’exposition rassemble 31 des 35 œuvres connues de l’artiste, révélant l’ampleur et l’audace de son talent. Née dans les Pays-Bas espagnols, à une époque où les femmes avaient un accès très limité à la formation artistique, Wautier s’est aventurée dans des genres alors réservés aux hommes. Contrairement à ses contemporaines comme Clara Peeters, qui se spécialisaient dans les natures mortes, elle a réalisé de grandes toiles historiques et mythologiques, n’hésitant pas à représenter l’anatomie masculine.

Le Triomphe de Bacchus, symbole d’une réappropriation historique

L’œuvre maîtresse de l’exposition, « Le Triomphe de Bacchus » (1655–1659), est emblématique de son histoire. Cette toile monumentale de 2,7 par 3,5 mètres, conservée à Vienne depuis 1659, a longtemps été attribuée à des élèves de Rubens ou à Luca Giordano. Il semblait impensable qu’une femme ait pu peindre une scène d’une telle envergure, peuplée de nombreux corps masculins. « Les préjugés de nombreux historiens les ont conduits à ne pas croire qu’une femme ait pu peindre certaines œuvres, en particulier celles avec des nus masculins », souligne Gerlinde Gruber, la commissaire de l’exposition.

Au cœur du cortège bachique, une jeune femme à la poitrine dénudée fixe le spectateur. Cette figure est interprétée comme un autoportrait à peine voilé de l’artiste, un symbole de l’assurance avec laquelle Michaelina Wautier s’est imposée dans un univers dominé par les hommes. La redécouverte de son travail illustre parfaitement comment un musée peut, en défiant les récits convenus, devenir un lieu où l’histoire n’est plus seulement visitée, mais activement réhabitée.